Du réel il n’y a rien à dire. S’il faut prendre au sérieux le mot de « création », alors il n’y a de création que sans appui, sans l’assurance du « déjà- là » ; la création — si elle ne doit pas être fabrication, art de la copie — ne peut être que « ex nihilo ». Qu’est-ce que cela signifie, alors que pourtant personne ne prend jamais la plume qui ne soit pris lui-même dans le réel d’un lieu et d’une histoire? Peut-être d’abord qu’écrire, c’est se lancer dans le vide, s’arracher à une réalité massive et pleine qui n’offre pas de place pour la trace à venir et pour le sens à produire par elle. Certes, nous parlons ou écrivons toujours à partir de quelque chose — ou de quelque part — mais précisément: à partir. Et sans nous retourner: écrire en gardant un regard en arrière, en soumettant le propos au contrôle du réel, c’est condamner l’œuvre à n’être que «statue de sel», redite, au mieux témoignage: on fera « vrai » sans risque parce que la «vérité» en question est une vérité retombée en chose, devenue fait, réalité, relève du constat et n’a plus rien à voir avec l’invention risquée qui est la marque de la parole vraie, portée en avant d’elle-même et du réel ; la parole vraie donne ce qu’elle dit, elle n’est pas de celles qui emportent avec elles, en gage ou en provision, un morceau de réalité pour parer aux risques du vide. « Donner un sens nouveau aux mots de la tribu », c’est prendre ce risque, oser dire du neuf, et non construire avec des mots si remplis d’être déjà que leur propos en est d’avance déterminé.