Dans un recueil de petits textes en prose écrits dans les années 1920 et publiés en 1935, sous le titre amer d’Oeuvres pré-posthumes, Robert Musil inclut la description du fonctionnement d’un instrument qui ressemble à des lunettes d’approche. Il en dégage la théorie suivante: « On ne voit jamais les choses que dans leur entourage, si bien qu’on finit par les confondre avec la signification qu’elles y prennent. Les en détache-t-on, elles deviennent incompréhensibles, effrayantes même, comme peut l’avoir été le lendemain de la Création, quand les apparences n’étaient pas encore habituées les unes aux autres, ni à nous. Dans la solitude cristalline des jumelles, tout devient plus net, plus grand, mais surtout plus originel, plus sacré. Le chapeau qui, selon une heureuse coutume, couronne un personnage masculin, le chapeau inséparable de l’homme représentatif, le chapeau qui est un véritable organe sensible, une partie du corps ou même de l’âme, dégénère instantanément en apparition monstrueuse quand les jumelles interceptent ses communications romantiques avec le monde environnant et rétablissent sa vérité optique. Et la femme que les lentilles appréhendent comme une sorte de sac d’où sortent deux petites échasses pliables risque de voir sa grâce mortellement compromise. Isolés de leur effet par la barrière du verre, les grincements de dents de l’amabilité deviennent angoissants, la colère cocasse comme un bébé. Il existe entre nos vêtements et nous comme entre nos usages et nous des rapports de crédit moral assez complexes: après leur avoir prêté la totalité de leur signification, nous la leur réempruntons à intérêts composés; c’est bien pourquoi nous frisons la faillite dès l’instant où nous leur supprimons le crédit».