La lecture fait de nous des Janus au regard double: dirigés vers les lignes, vers les mots, mais entraînés aussi à leur suite, déportés, emportés. Elle est ainsi l’occasion d’un rapport à l’espace et au temps qui lui est propre; nous pouvons l’interrompre, revenir en arrière, sauter quelques pages; à ce titre nous exerçons par elle une maîtrise, celle du regard posé sur un tableau, sur un paysage, qu’il parcourt à son gré et qu’il «tient», pour ainsi dire, « à l’œil »! Mais nous savons bien que ce pouvoir-là — comme d’ailleurs les manifestations que je viens d’en évoquer le montrent — est moins celui de la lecture que celui de son interruption: un pouvoir «contre» elle… Notre position de lecteur n’est qu’illusoirement face au texte, nous nous sentons bien plutôt orientés selon sa — et ses — lignes, tournés vers ce qui est sa fin, un peu comme le voyageur qui, en train ou dans une voiture qu’il ne conduit pas, est emmené à travers un paysage: la vision qu’il en prend, le souvenir qu’il en gardera, sont marqués par le tracé suivi, la vitesse du véhicule, la durée du parcours. Le regard arrête la lecture ; celle-ci, plus parente du dire que du voir, nous emporte au cours d’un temps irréversible auquel le texte impose rythme, attentes, accélérations.