Historiquement l’Emile est sans doute l’ouvrage de Rousseau qui a exercé l’influence la plus forte, mais il est peut-être, aujourd’hui encore, le moins clair et le plus méconnu en ce qui concerne son contenu. Le fait que le livre soit très rapidement tombé entre les mains des pédagogues a certainement contribué à cette étonnante situation : cette chapelle, à la fois active et obscure, s’en est emparé et en a fait une œuvre conçue entièrement pour l’application pratique. Par un acte tacite de division du travail, les philosophes ont alors abandonné cet écrit à leurs collègues d’une autre discipline à portée plutôt pratique ; pourtant, à l’époque de Kant encore, on reconnaissait à l’Emile une haute visée philosophique. Il en est résulté une dichotomie fallacieuse qui domine aujourd’hui encore les études sur Rousseau : on établit une distinction entre le philosophe et le théoricien politique d’une part, et d’autre part le théoricien de l’éducation à prétention révolutionnaire. Cette séparation et les habitudes d’interprétation qui en découlent rendent nécessaire la recherche des indices qui apparaissent partout chez Rousseau en faveur de l’unité de l’œuvre (politique et pédagogique), et obligent tout au moins à postuler une systématique cohérente, c’est-à-dire la logique d’une pensée, au lieu de développements parallèles qui, sans raison apparente, culminent dans le Contrat Social d’une part et l’Emile de l’autre. La logique d’une pensée : car même dans les travaux les plus récents, l’œuvre de Rousseau apparaît fondamentalement beaucoup plus comme un compositum mixtum d’analyse et d’enthousiasme, de théorie philosophique attachée à une certaine problématique traditionnelle et d’anticipation visionnaire d’un idéal nouveau, que comme le résultat d’un travail conceptuel cohérent, s’attaquant à des difficultés théoriques et à des données rencontrées auparavant. Pourtant, qui a « montré le bon chemin » à Kant, Rousseau l’enthousiaste, l’apôtre de sentiments édifiants, ou le penseur, l’analyste, qui convainc avec des arguments?