«L’absence de qualités», qui est au cœur de l’œuvre de Musil, peut recevoir deux sens différents. 1° Un sens négatif, qui relève de la critique de la connaissance: il indique que le sujet ne peut plus être compris comme une substance mais comme le reflet de fonctions liées à l’expérience (les «qualités»). 2° Un sens positif, mystique plus exactement, qui désigne l’«être sans qualités» comme un état qui déborde infiniment tout «être quelque-chose» et toute «relation au monde». Le texte qui suit cherche à préciser le point où l’un des sens verse dans l’autre. L’«être sans qualités» pourrait se révéler comme la puissance inférieure d’un «être-au-delà-de-qualités», à laquelle Musil attribue des vertus mythiques et dont il réserve la manifestation à la médiation esthétique. A partir de cet essai d’interprétation, il est possible d’établir une relation d’homologie a) entre la réalité du soi sans qualités et l’irréalité de son surplus de qualité; b) entre la fonction poétique de la métaphore et l’idée inaccessible d’une coïncidence entre l’univocité et l’anarchie de nos expériences; c) entre d’une pari l’inconsistance et le manque d’attaches de la société bourgeoise et de l’autre la légitimation, devenue impossible, de cette société. Dans les trois cas, il s’agit de relations qui prennent leur départ à partir de données concrètes et qui cherchent leur fondement dans l’imaginaire. De cette manière, la poésie — l’intermédiaire et l’instrument par excellence de l’imaginaire — devient-elle la mémoire sociale d’une signification religieuse de la vie à condition de tenir compte d’une sécularisation et d’une rationalité achevées.